utopies concurrentes

Cumulable avec un emploi, le revenu de base permettrait de supprimer les trappes à inactivité, c’est-à-dire le risque que la reprise d’un travail rémunéré aboutisse à une baisse de revenus en faisant perdre des prestations sociales.
Mona Chollet, Le revenu garanti et ses faux amis – Le Monde diplomatique, juillet 2016

Le revenu garanti, ou revenu de base, ou encore revenu universel, une forme d’ « impôt négatif », déjà suggéré par Milton Friedman (entre autres) à la fin des années 1960 aux USA (proposition rejetée par le Sénat en 1971), se déclinerait en deux versions : l’une trop chiche et qui force donc à continuer de chercher une activité rémunérée, et l’autre suffisamment confortable pour faire davantage accepter la loi de l’offre et de la demande quand il s’agit de se trouver un emploi – afin de suivre ses envies facultatives. Dans le premier cas, la recherche accrue de travail provoquée par un différentiel incitatif (entre allocations et bas salaires) devrait compresser les bas salaires après leur enflement initial – ceci si la baisse de rentabilité ne s’est pas occupée d’entamer suffisamment l’investissement (on peut compter sur une hausse temporaire de la demande). La réduction de l’écart initialement établi (encore une fois, entre aide aux chômeurs et revenus du bas de l’échelle) signifie le retour du manque de motivation à chercher du travail et le remplacement des employés par des machines. Ce dernier point est aussi valable pour l’approche généreuse – à un degré au-dessus. Sauf que la productivité est en déclin du fait de la désindustrialisation globale (elle-même due à la surproduction) : les emplois dans les services ne gagnent en productivité que lentement. La concentration du capital depuis les années 1970 doit freiner le recours aux gains de productivité pour gagner des parts de marché. Et l’investissement ne peut qu’être bloqué si les profits ne sont pas au rendez-vous. Lire à ce sujet Aaron Benanav, Automation and the future of work.

Vargas-Suarez Universal (2013) – Vector Composition No. 1

Le renforcement du mécanisme de marché semble être la critique fondamentale formulée par Bernard Friot quand il présente son propre poulain, le salaire universel, ou salaire à vie, dont il propose une version multiple et une version unique. La première aurait plusieurs catégories de rémunération – dont j’imagine qu’elles pourraient dépendre de la pénibilité du travail, tant qu’à faire (Friot en parle peut-être, je n’ai pas pris le temps de vérifier). Quant à la seconde, « idéale », elle se verrait bien offrir à chacun un salaire mensuel de 4000 € – de quoi éviter de rappeler le nivellement par le bas de la Bataille pour la production des années qui ont suivi la Libération. Si l’on croit que 20 % de la population mondiale procèdent à près de 80 % de la consommation, et que l’on pouvait en 2013 faire partie de cette élite avec un revenu de moins de 10 000 $ par an, alors il est logique de s’attendre à une certaine fonte de la valeur d’un tel salaire universel s’il devait être généralisé à l’espèce humaine. [Cette inflation, ou plutôt cette hausse des prix, n’implique pas nécessairement une baisse des salaires réels des plus pauvres, et une plus grande difficultés d’accès aux produits de base. C’est ce que l’on pouvait craindre aux USA lors de la seconde guerre mondiale, avec l’affectation des ressources à la production d’armement tandis que l’emploi abondait. En plus du contrôle des salaires et des prix, la généralisation de l’impôt sur le revenu fut conçue entre autres comme un moyen de lutter contre l’inflation. Une hausse comparative du prix des biens et services de base peut pousser à en produire davantage.]

Cette éventuelle inflation* se retrouve dans l’autre projet qui veut rivaliser dans nos cœurs avec l’Universal Basic Income (comme disent les anglophones) : la gratuité. Paul Ariès, qui en fait l’ « [é]loge » dans le Monde diplomatique de novembre 2018, ne s’en cache d’ailleurs aucunement, puisqu’il fait de la baisse du pouvoir d’achat une vertu : « Première règle : la gratuité ne se limite pas aux biens et services qui permettent à chacun de survivre, comme l’eau ou le minimum alimentaire. Elle s’étend à tous les domaines de l’existence, tels que le droit aux parcs et jardins publics, à des terrains de jeux, à l’embellissement des villes, à la santé, au logement, à la culture, à la participation politique… L’enjeu est bien de multiplier des îlots de gratuité dans l’espoir qu’ils forment demain des archipels et après-demain des continents. Deuxième règle : si tout a vocation à devenir gratuit, cela doit conduire à certaines hausses de prix. Paradoxe ? Pas le moins du monde : la gratuité avance main dans la main avec la sobriété. » Ce n’est pas précisé, mais je crois que la grimpe des prix qu’il a en tête serait le résultat d’un déplacement des dépenses vers ce qui n’est pas fourni à l’œil. On donne donc ici au marché un rôle de protection des ressources – quitte à tolérer d’importantes inégalités[1].

Par la recherche d’emploi ou par l’inflation, la convergence – au moins pour partie – des salaires réels (vers un niveau faible pour le monde occidental) semble être un point commun à ces différents « choix de société » – on conçoit dès lors la réticence à leur égard, autant de la part des consommateurs que des producteurs. Leur mise en œuvre partielle de façon locale, par exemple par un refus organisé de payer les loyers et autres dépenses pour les besoins élémentaires, soulève inévitablement la question de l’appropriation de la production.

Jacques Becker 1960 – Le Trou

Gaston Leval, dans Espagne libertaire (2013), nous apprend qu’à Friga par exemple, pendant la guerre civile, « [d]ans les rapports entre producteurs et usagers, celui qui a besoin d’un complet s’adresse au délégué des tailleurs ; qui veut faire réparer sa maison s’adresse au responsable des maçons ; pour faire ferrer son cheval, l’individualiste [celui qui refuse de collectiviser sa propriété] va trouver le délégué des maréchaux ou des forgerons. Les prix sont fixes, établis ensemble par le délégué général du travail, le technicien du Conseil municipal à l’industrie, les représentants de la section productrice, et plusieurs consommateurs ; tous se prononcent d’après le coût de la matière première, le temps de travail nécessaire, les frais généraux et les ressources des collectivistes. » Remplacer le signal du marché par le calcul à la main est évidemment plus facile à petite échelle. Ce qui permet aussi de gérer sainement et efficacement la production agricole[2] et de procéder à une distribution équitable du ravitaillement, dans certains villages en se passant de toute forme de monnaie. Mais quand il s’agit de traiter avec d’autres villages ou régions, si l’on fait bien sûr des dons pour soutenir le front, le troc semble aller de soi. Ne peut-on cependant craindre un accroissement des écarts de richesse quand le mieux équipé, si ce qu’il reçoit dans l’échange a pourtant bien la même valeur que ce qu’il cède, a toutes les chances de gagner plus rapidement en productivité avec ce qu’il obtient ? Le « troc » peut être délibérément déséquilibré de façon à favoriser l’effort de guerre immédiatement après la survie, auquel cas le rôle de la coordination est primordial – et l’on s’approche du sens apparent du conflit entre les anarchistes et les autres grandes forces de gauche (les socialistes et les communistes – destinataires privilégiés des livraisons d’armement de l’URSS[3]), qui pendant la guerre d’Espagne s’est notamment matérialisé par le refus de l’UGT (le syndicat proche du PSOE et du PCE), en charge des banques, de fournir des crédits aux entreprises socialisées, amenant la CNT (le syndicat anarchiste) à envisager de monter son propre organisme financier[4].

Mme Morel Darleux [Parti de Gauche] invite à se défier de toute précipitation : « S’il s’agit de réclamer des mesures urgentes, je préfère insister sur la revalorisation du smic ou sur la titularisation des précaires de la fonction publique. Sur ces sujets, on est dans la reconquête, alors que le revenu de base, c’est de la conquête[5]. »
Mona Chollet, Le revenu garanti et ses faux amis – Le Monde diplomatique, juillet 2016

Notes

1. Encore que des prix plus élevés, s’ils conduisent à la recherche de produits de substitution, constituent malgré tout une incitation plus grande à se procurer ces ressources pour les vendre. L’impact égalisateur de l’inflation sur les salaires et autres revenus est débattable. Dans le registre de la gratuité, le projet d’une économie du don combinée à la recherche de l’autonomie de production – visant entre autres à supprimer l’effet d’accroissement des inégalités propre à la réciprocité de l’échange (le plus riche pouvant mettre davantage à profit un même produit) – a pour défaut une contradiction fondamentale : produire pour donner freine l’accès à l’autonomie, avec une éventuelle incitation à donner hypocritement en fonction de retour escompté – directement ou indirectement. Peut-être que le marché a alors un rôle à jouer, s’il incite au don désintéressé – tout en signalant les produits que l’on a du mal obtenir gratuitement. À un certain niveau de confort et de compréhension, l’échange « réciproque » pourrait être remplacé par un troc basé sur les gains escomptés de chacun, avec des ‘malus’ pour déficit d’information (en théorie rien là de très différent d’une redistribution des richesses par l’imposition). Mais alors anonymat et vie privée auraient un coût de plus en plus élevé – et le signal utile du marché ne serait plus aussi clair.

Bruce Brown (1966) – The Endless Summer

2. Toujours dans Espagne libertaire : « On sacrifie les animaux à point ; on ne voit plus 50 moutons paissant où il pouvait en paître 200, ni 100 se disputant une herbe qui peut à peine en nourrir 40. Les brebis qu’on vendait autrefois prématurément sont gardées en nombre suffisant pour la reproduction. […] Déjà, à cette époque, la Collectivité de Fraga pratiquait le système des « pâturages tournants », mis en application dans la vallée de l’Inn, en Autriche, et qui était à peu près inconnu en France. Ce système, qui consiste à diviser en parcelles la surface utilisée pour le passage des bêtes, et à utiliser ces parcelles alternativement, de façon que l’herbe ait le temps de repousser quand les animaux reviennent où ils ont commencé, était, naturellement, plus facile à appliquer dans les étendues possédées par la Collectivité. »

3. L’intérêt géopolitique de la guerre d’Espagne pour la puissance soviétique était notamment de pousser au conflit Allemands et Italiens d’un côté, Britanniques et Français de l’autre. Amener les pays fascistes à intervenir, c’était s’assurer la réaction des empires cherchant la sauvegarde de leurs intérêts dans l’espace méditerranéen. À ce titre, la victoire de Franco présentait un motif de satisfaction. Cette lecture de la situation a fourni une justification à la « politique de l’apaisement » adoptée par les « démocraties » face à l’expansion allemande vers l’Est, qu’elles verraient bien se poursuivre jusqu’à ce que les régimes « totalitaires » s’annihilent mutuellement – ce qui établit en partie le sens du pacte de non-agression germano-soviétique. Au sujet de l’imbrication de la guerre civile espagnole dans le conflit Est-Ouest, lire le chapitre 16 de l’ouvrage de Burnett Bolloten dont le titre en français est La guerre d’Espagne – Révolution et contre révolution (1934-1939), ainsi que Why Spain fights on (1937/8?), de Louis Fischer, pp. 29-31 (ma traduction) : « les Baléares auraient été promises aux Italiens, qui se sont déjà mis à l’aise sur l’île de Majorque. Aux Allemands, les Canaries où ils implanteraient bases navales et dépôts de charbon, et des entrées au Maroc espagnol. […] Avec la conquête de l’Ethiopie, l’Italie est devenue un rival de l’Empire britannique dans la partie ouest de la Méditerranée. […] L’immobilisation des forces navales britanniques et des troupes françaises, alors que la France serait à demi encerclée par trois régimes fascistes et verrait ses voies de communication coloniales menacées, donnerait à l’Allemagne une plus grande liberté d’action en Europe centrale et dans les Balkans. […] Un régime militaire en Espagne pourrait rendre Gibraltar intenable pour les Britanniques et même menacer la route maritime autour de l’Afrique avec une base aérienne dans les Canaries. Un arsenal aérien et sous-marin sous contrôle italien dans les baléares serait en mesure d’empêcher la France de faire venir ses troupes coloniales d’Afrique du Nord. »

Éric Rohmer 2004 – Triple agent

4. Lire Bolloten, chapitre 22. Voir aussi Les anarchistes espagnols et le pouvoir, 1868-1969, de César M. Lorenzo (1969), p. 119 : « [c]es collectivisations eurent pour premier effet de bouleverser de fond en comble l’ancienne organisation de la vie économique et il devint urgent de constituer un organisme politico-économique de direction qui fût capable de coordonner, d’ordonner, de régler un peu cette formidable mutation de la Catalogne, mutation, il faut bien le souligner, qui n’avait été imposée par aucune organisation mais qui était le fruit de l’action spontanée des masses entraînées par l’enthousiasme révolutionnaire. […] Seules les banques échappèrent à la saisie et se mirent à la disposition du gouvernement de la Généralité car leurs employés formaient le noyau de la petite U.G.T. catalane. » La nécessité d’obtenir des crédits n’apparaît pourtant pas clairement quand on considère la structure mise en place en Catalogne par le mouvement anarchiste après qu’il ait accepté de prendre les rênes du gouvernement régional (p. 128) : « Maîtres du ministère du Ravitaillement qui fut intégré par le personnel naguère employé dans le Comité central du même nom, les libertaires fondèrent le Bureau d’Echanges. S’inspirant des idées kropotkiniennes sur la suppression du numéraire et l’avènement d’une société communiste intégrale où les relations commerciales s’épanouiraient grâce à un système perfectionné de troc et de statistiques, ils réussirent par l’intermédiaire de cette nouvelle institution à échanger avec les autres régions espagnoles des marchandises d’un montant total de 300 millions de pesetas sans manipuler un seul billet de banque ou la moindre pièce de monnaie. » Reste que pour s’approvisionner à l’extérieur il faut une monnaie reconnue (p. 122, citant Juan P. Fabregas le 24 septembre 1936 via l’historien et militant anarcho-syndicaliste Josep Peirats) : « Il y a de grands « stocks » de produits manufacturés qui ne peuvent être exportés à cause de la guerre et de la tension qui existe entre Madrid et Barcelone… Le gouvernement de Madrid nous a refusé tout appui d’ordre économique et financier car il n’éprouve sûrement pas beaucoup de sympathie envers l’œuvre pratique qui se réalise en Catalogne… Nous avons formé une commission qui est allée à Madrid et nous avons demandé au gouvernement un crédit de 800 millions de pesetas, un autre de 30 millions pour acquérir du matériel de guerre et un autre de 150 millions de francs pour acquérir des matières premières. Comme garantie nous avons offert un milliard de pesetas déposé en valeurs à la Banque d’Espagne par les caisses d’épargne. On nous a tout refusé. Nous ne savons pas pourquoi, surtout si l’on considère que la situation financière de l’Espagne est excellente… » En p. 131 : « [Juan Peiro] décrit […] comment le département de l’Economie [de Catalogne] (aux mains des libertaires) exigeait le paiement en devises étrangères des produits vendus au gouvernement central. » En p. 130, est cité Andrés Capdevila : « afin de nous priver de devises et de compléter le boycottage des grandes compagnies à l’égard de l’économie collectiviste, nos marchandises d’exportation, à leur arrivée dans les ports étrangers, étaient mises sous séquestre par ordre des tribunaux de commerce qui prétextaient que ces produits avaient été volés à leurs propriétaires légitimes. Pour compléter ce tableau les gouvernements des pays démocratiques mirent l’embargo sur toutes les armes destinées à l’armée républicaine. » Un autre point fondamental de désaccord fut la radicalité de l’expérience révolutionnaire. Lorenzo cite un témoignage rapporté par Horacio Prieto (p. 120) : « Je fus surpris par les événements de juillet à Bilbao… Plus tard Alfredo Martinez et un autre militant arrivèrent de Barcelone et nous informèrent de la situation en Catalogne. Leur récit me consterna. Nous savions que Durruti avançait, nous étions au courant des progrès de la C.N.T.-F.A.I. mais nous ne pouvions concevoir les collectivités sociales, les expropriations en masse, etc. Lorsqu’ils nous firent une esquisse de ce qu’était la puissance du Mouvement [libertaire] en Catalogne, je ne pus me retenir de leur déclarer : Cela me semble impossible ; vous êtes allés trop loin et nous allons le payer très cher ; je suis maintenant tout à fait convaincu que nous perdrons la guerre car l’intervention étrangère aura lieu. » Le Bureau d’Echanges fut supprimé après l’accord conclu entre anarchistes et communistes (Lorenzo, pp. 262-3), qui validait les socialisations et renforçait la discipline.

5. Ceux qui n’ont accès à aucune rémunération (trop jeunes, trop marginalisés, sans besoin) peuvent bénéficier indirectement du revenu des autres.

PBS (2011) – Prohibition, a nation of hypocrites

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